Роман «Мемуары гейши» (Geisha) на французском языке, Артур Голден – читать онлайн |
Книга «Мемуары гейши» (Geisha) на французском языке – читать онлайн, автор – Артур Голден. Единственный свой роман, «Мемуары гейши», Артур Голден писал 6 лет, причём за это время 3 раза полностью переписывал. Будучи востоковедом, Артур Голден некоторое время жил в Китае и Японии, где собирал материал для своей книги. Одна из самых известных гейш Японии после публикации книги «Мемуары гейши» подала на автора в суд за разглашение личной информации. Дело закончилось до суда путём выплаты некоего гонорара гейше. Интересен ещё тот факт, что, получив таким образом некоторую, пускай и скандальную, известность, эта гейша выпустила свою собственную книгу на эту же тему и с практически таким же названием. Как говорится - просто бизнес, ничего личного… Роман «Мемуары гейши» был переведён на некоторые самые распространённые языки мира. В 2005-м году по книге «Мемуары гейши» был снят одноимённый фильм. Другие произведения самых известных писателей всего мира можно читать онлайн в разделе «Книги на французском языке». Для детей будет интересным раздел «Сказки на французском языке». Для тех, кто самостоятельно изучает французский язык по фильмам, создан раздел «Фильмы на французском языке с субтитрами», а для детей есть раздел «Мультфильмы на французском языке». Для тех, кто хочет учить французский не только самостоятельно по фильмам и книгам, но и с опытным преподавателем, есть информация на странице «Французский по скайпу».
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Geisha
Prologue Un soir du printemps 1936, je suis allé voir un spectacle de danse à Kyoto avec mon père. J'avais quatorze ans. Aujourd'hui, cette soirée évoque deux choses pour moi. D'une part, mon père et moi étions les seuls Occidentaux dans la salle. Nous étions arrivés de Hollande, notre pays d'origine, quelques semaines plus tôt, et cet exil culturel me pesait encore. Par ailleurs, j'étais enfin capable, après des mois d'étude intensive de la langue japonaise, de comprendre des bribes de conversations, entendues ici et là. Quant aux jeunes Japonaises qui dansaient sur scène, devant moi, je n'en ai gardé aucun souvenir, hormis celui de kimonos très colorés. Je ne pouvais me douter que cinquante ans plus tard, à New York, l'une d'elles deviendrait mon amie, et me dicterait l'histoire extraordinaire de sa vie. En ma qualité d'historien, j'ai toujours considéré les mémoires comme des textes de référence. Dans les mémoires, on ne découvre pas tant l'auteur que son univers. Des mémoires diffèrent d'une biographie, car la personne qui les rédige n'a jamais la distance que possède, à l'évidence, le biographe. L'autobiographie, si une telle chose existe, revient à demander à un lapin à quoi il ressemble, quand il fait des bonds dans l'herbe du pré. D'un autre côté, si nous voulons des détails sur ce pré, personne n'est mieux placé que lui pour nous en parler - à l'exception de tout ce qu'il n'est pas en mesure d'observer. Je dis cela avec l'assurance de l'universitaire qui a bâti sa carrière sur de telles distinctions. Je dois cependant avouer que les mémoires de ma chère amie Nitta Sayuri m'ont incité à réviser mon point de vue. Elle nous fait pénétrer dans cet univers méconnu où elle a vécu - le champ vu par le lapin, si vous préférez. Il pourrait bien ne pas exister de meilleur témoignage que le sien sur la vie de geisha, existence ô combien étrange. Et puis Sayuri se livre ici totalement. Nous avons d'elle un tableau bien plus précis et irrésistible que tout ce qu'on a pu lire dans ce chapitre interminable de «Joyaux Scintillants du Japon», ou dans divers magazines ayant publié des articles à son sujet, au fil des années. Et pour une fois, du moins sur un sujet d'une telle originalité, personne n'aura aussi bien connu le personnage principal que l'auteur ellemême. C'est essentiellement une question de chance, si Sayuri a accédé à la célébrité. D'autres femmes ont mené des existences semblables. L'illustre Kato Yuki - une geisha qui conquit le coeur de George Morgan, neveu de J. Pierpont et devint sa fiancée du bout du monde durant la première décennie de ce siècle - pourrait bien avoir eu une vie encore plus extraordinaire que Sayuri. Mais seule Sayuri nous a livré sa propre histoire de façon aussi riche. J'ai longtemps cru que c'était là le fruit du hasard. Si Sayuri était restée au Japon, sa vie eût été trop remplie pour qu'elle pût songer à rédiger ses mémoires. En 1956, cependant, Sayuri fut amenée à émigrer aux États-Unis, suite à divers événements dans sa vie. Durant les quarante années qui lui restaient à vivre, Sayuri résida dans les «tours Waldorf», à New York, où elle s'aménagea une élégante suite japonaise, au trente-deuxième étage. Là, elle continua à mener une existence trépidante. Sa suite vit défiler un nombre impressionnant d'artistes japonais, d'intellectuels, de célébrités du monde des affaires – et même des ministres et un ou deux gangsters. J'ai fait la connaissance de Sayuri en 1985, quand un ami commun nous a présentés. En tant que spécialiste du Japon, j'a^s rencontré le nom de Sayuri, mais je ne savais presque rien d'elle. Au fil des années, nous avons établi de véritables rapports d'amitié, et elle m'a fait de plus en plus de confidences. Un jour, je lui ai demandé si elle accepterait jamais de raconter son histoire. — Je pourrais y consentir, Jakob-san, si c'est vous qui la racontez, - me dit-elle. Ainsi nous avons entrepris notre tâche. Sayuri a préféré dicter ses mémoires, plutôt que les écrire elle- même. En effet, elle était tellement habituée au tête-à- tête, qu'elle eût été désemparée, sans personne dans la pièce pour l'écouter. Le manuscrit m'a été dicté sur une période de dix-huit mois. Sayuri parlait le dialecte de Kyoto - dans lequel les geishas se donnent souvent le nom de «geiko» et où l'on appelle parfois «obebe» le kimono. C'est en m'interrogeant sur la façon dont j'allais rendre ce dialecte dans ma traduction, que j'en saisis toutes les subtilités. Dès le départ, l'univers de Sayuri m'a captivé. A de rares exceptions près, nous nous retrouvions le soir. C'était, depuis toujours, le moment où Sayuri avait l'esprit le plus vif. Généralement, elle préférait travailler dans sa suite des tours Waldorf, mais, de temps à autre, nous avions rendez- vous dans un salon privé d'un restaurant japonais de Park Avenue, dont elle était une habituée. Nos séances de travail duraient généralement deux ou trois heures. Nous les enregistrions. Cependant, la secrétaire de Sayuri était présente, afin de transcrire sa dictée, ce qu'elle faisait très fidèlement. Mais Sayuri ne parlait ni au magnétophone, ni à sa secrétaire. Elle s'adressait à moi. Quand elle était bloquée dans son récit, c'était moi qui la guidais. Je me considérais comme l'assise de l'entreprise, et j'avais le sentiment que son histoire n'aurait jamais été contée si je n'avais pas gagné sa confiance. A présent, j'en suis venu à penser que la vérité pourrait être tout autre. Sayuri m'a choisi comme copiste, sans nul doute, mais elle pouvait très bien avoir attendu le candidat idéal depuis toujours. D'où la question: pourquoi Sayuri a-t-elle souhaité que l'on raconte son histoire? Si les geishas ne sont pas tenues au silence, elles n'existent qu'en vertu de cette convention singulièrement japonaise: les choses qui se passent le matin au bureau et celles qui ont lieu le soir, derrière des portes closes, sont sans rapport et doivent rester compartimentées. Les geishas ne témoignent pas de leurs expériences. Tout comme les prostituées, leurs homologues de moindre classe, les geishas connaissent des détails privés sur des personnages publics. Il y a donc une garantie de discrétion tacite, ce qui sans doute honore ces papillons de nuit. La geisha qui trahit cette confiance se met dans une position impossible. Sayuri a pu raconter son histoire, car elle se trouvait dans une situation particulière. En effet, plus personne au Japon n'avait de pouvoir sur elle. Elle avait rompu tous liens avec son pays natal. Est-ce pour ça qu'elle ne s'est plus sentie tenue au silence? Peut-être. Mais cela n'explique pas pourquoi elle a choisi de parler. J'ai préféré ne pas soulever la question en sa présence. Et si elle avait soudain des scrupules et changeait d'avis? me disais-je. Même une fois le manuscrit achevé, je n'ai pas osé lui poser la question. Quand elle a reçu l'avance de son éditeur, j'ai estimé que je ne risquais plus rien, et je l'ai interrogée: pourquoi avait-elle voulu faire de sa vie un document? — A quoi d'autre pourrais-je occuper mon temps, à présent? - a-t-elle répondu. Que ses raisons aient été - ou non - aussi simples que cela, le lecteur en jugera. Bien qu'elle très désireuse que sa biographie vît le jour, Sayuri posa certaines conditions à cette parution. Le manuscrit ne devait être publié qu'après sa mort, et après la disparition de plusieurs hommes ayant joué un rôle crucial dans sa vie. Il se trouva qu'ils la précédèrent tous dans la tombe. Sayuri voulait éviter que ses révélations plongent quiconque dans l'embarras. Chaque fois que ç'a été possible, j'ai laissé les noms, même si Sayuri n'a pas révélé l'identité de certains protagonistes, y compris à moi, obéissant à cette convention, commune aux geishas, de se référer à leurs clients par le biais d'un sobriquet. Le lecteur croisera des personnages comme M. Chutes de Neige - qui doit son surnom à ses pellicules. Si ce même lecteur croit que Sayuri essaie seulement d'être drôle, il pourrait n'avoir pas saisi sa véritable intention. Lorsque j'ai demandé à Sayuri la permission d'utiliser un magnétophone, je voulais seulement me prémunir contre toute éventuelle erreur de transcription de la part de sa secrétaire. Toutefois, depuis sa mort, l'année dernière, je me suis demandé si je n'aurais pas eu une autre raison: garder un enregistrement de sa voix, si expressive. Le plus souvent, elle parlait d'une voix douce, comme on pourrait s'y attendre chez une femme dont le métier était de s'entretenir avec des hommes. Mais lorsqu'elle me rejouait une scène de sa vie, sa voix me donnait l'illusion qu'il y avait sept ou huit personnes dans la pièce. Il m'arrive encore, le soir, de me repasser ses bandes dans mon bureau, et d'avoir réellement du mal à croire qu'elle n'est plus de ce monde. Jakob Haarhuis Arnold Rusoff professeur d'histoire du Japon Université de New York
1 Imaginez: nous serions assis, vous et moi, dans une pièce donnant sur un jardin, au calme, à bavarder, à siroter notre thé vert, nous évoquerions un événement du passé et je vous dirais: «L'aprèsmidi où j'ai rencontré un tel... a été à la fois le plus beau et le pire après-midi de ma vie.» Sans doute poseriez-vous votre tasse et diriez-vous: «Enfin, il faudrait savoir. Le pire, ou le plus beau? Car ça ne peut pas être les deux!» Je devrais rire de moi et vous donner raison. Mais la vérité, c'est que l'aprèsmidi où j'ai rencontré M. Tanaka Ichiro a réellement été le plus beau et le pire de ma vie. Je le trouvais si fascinant, même l'odeur de poisson sur ses mains était comme un parfum. Si je n'avais pas rencontré cet homme, je suis sûre que je ne serais jamais devenue geisha. Mes origines et mon éducation ne me prédisposaient pas à devenir geisha à Kyoto. Je ne suis même pas née à Kyoto. Je suis la fille d'un pêcheur d'une petite ville du nom de Yoroido, sur la mer du Japon. Je n'ai parlé de tout cela qu'à très peu de gens: Yoroido, la maison de mon enfance, ma mère, mon père, ma soeur aînée. Et encore, je ne leur ai pas dit comment j'étais devenue geisha, ou ce que c'était que d'être geisha. La plupart des gens préféraient garder ce fantasme d'une petite fille, dont la mère et la grand-mère étaient geishas, qui avait dû apprendre la danse dès son plus jeune âge, et cetera. En fait, il y a bien des années, je servais une tasse de saké à un homme qui me dit être allé à Yoroido la semaine précédente. J'ai eu cette sensation que doit éprouver l'oiseau qui traverse l'océan et tombe sur une créature qui connaît son nid. J'étais si troublée que je ne cessais de répéter: — Yoroido! Mais c'est là que j'ai grandi! Le pauvre homme! Son visage passa par toute la gamme des expressions possibles. Il s'efforça de sourire, mais ça ne donna rien de très convaincant, parce qu'il était stupéfait, et qu'il n'arrivait pas à le cacher. — Yoroido? - dit-il. Ce n'est pas possible! J'avais depuis longtemps mis au point un sourire très étudié, que j'appelle mon sourire «Nô», car il évoque un masque du théâtre Nô, dont les traits sont figés. L'avantage, c'est que les hommes peuvent l'interpréter comme ils veulent. Vous imaginez le nombre de fois où j'ai pu m'en servir - ce jour-là, par exemple, et ça a marché, évidemment. L'homme a soufflé un grand coup, il a bu la tasse de saké que je lui avais servie, puis il est parti d'un grand rire, un rire de soulagement, à mon avis. — Quelle idée! - a-t-il dit, dans un nouvel éclat de rire. Toi, élevée dans un trou comme Yoroido. C'est comme faire du thé dans un pot de chambre! Et quand il eut à nouveau ri, il a ajouté: — C'est pour ça que je m'amuse autant avec toi, Sayuri-san. Parfois je me rends à peine compte que tu plaisantes. Je n'aime pas trop me comparer à une tasse de thé fait dans un pot de chambre, mais d'une certaine façon ce doit être vrai. Après tout, j'ai vraiment grandi à Yoroido, et qui oserait dire qu'il s'agit d'un lieu prestigieux ? Pratiquement personne ne le visite. Quant aux gens qui y vivent, ils n'ont jamais l'occasion de partir. Et moi, comment en suis-je venue à quitter cet endroit? C'est là que commence mon histoire. *** Dans notre petit village de pêcheurs, à Yoroido, je vivais dans ce que j'appelais une «maison ivre». Elle se trouvait près d'une falaise où le vent de l'océan soufflait en permanence. Enfant, j'avais l'impression que la mer avait attrapé un énorme rhume, parce qu'elle faisait des bruits sifflants. Il y avait même des moments où elle lâchait un gros éternuement – un coup de vent chargé d'embruns. J'en déduisis que notre petite maison avait dû s'offenser des éternuements que lui crachait l'océan en pleine face, et qu'elle s'était mise à pencher vers l'arrière parce qu'elle voulait s'en écarter. Elle se serait sans doute écroulée, si mon père n'avait pas taillé un madrier dans l'épave d'un bateau de pêche pour soutenir l'avant-toit. Ainsi, la maison ressemblait à un vieil homme éméché, s'appuyant sur sa canne. Dans cette maison ivre, je menais une vie un peu de guingois. Car dès mon plus jeune âge je ressemblais terriblement à ma mère, et très peu à mon père, ou à ma soeur aînée. D'après ma mère, c'était parce que nous étions faites pareilles, elle et moi - et effectivement, nous avions toutes les deux des yeux comme on n'en voit presque jamais au Japon. Au lieu d'être marron foncé, comme ceux des autres, les yeux de ma mère étaient d'un gris translucide, et les miens sont exactement pareils. Quand j'étais petite, je racontais à ma mère que quelqu'un avait dû percer un trou dans ses yeux, et que toute l'encre avait coulé, ce qu'elle trouvait très drôle. Les voyantes déclaraient que ses yeux étaient pâles parce qu'il y avait trop d'eau en elle, tellement d'eau que les quatre autres éléments étaient presque inexistants - et c'était pourquoi, selon elles, ma mère avait des traits aussi peu harmonieux. Les gens du village disaient souvent qu'elle aurait dû être très belle, parce que ses parents étaient très beaux. Une pêche a très bon goût, certes, de même qu'un champignon, mais on ne peut pas les associer. Or c'était le tour que la nature avait joué à ma mère. Elle avait une petite bouche pulpeuse, comme sa mère, mais la mâchoire osseuse de son père, ce qui donnait l'impression d'un tableau délicat dans un cadre beaucoup trop lourd. Et puis ses jolis yeux gris étaient bordés de cils épais, ce qui avait dû être saisissant chez son père, mais ne faisait que donner à ma mère un air ahuri. Ma mère disait toujours qu'elle avait épousé mon père parce qu'elle avait trop d'eau en elle, et que lui avait trop de bois. Les gens qui connaissaient mon père voyaient immédiatement ce qu'elle voulait dire. L'eau coule rapidement d'un endroit à l'autre et trouve toujours une fissure par où s'échapper. Le bois, au contraire, prend vite racine dans la terre. Dans le cas de mon père, c'était une bonne chose, car il était pêcheur. Or un homme pour qui l'élément dominant est le bois se trouve bien sur l'eau. En fait, mon père se trouvait mieux sur l'eau que nulle part ailleurs, et ne s'en éloignait jamais beaucoup. Il sentait la mer même après avoir pris un bain d'eau douce. Quand il ne péchait pas, il s'asseyait à la petite table, dans notre entrée mal éclairée, et reprisait un filet. Si les filets avaient été des bêtes endormies, il ne les aurait pas réveillées, au rythme où il cousait. Il faisait tout avec une extrême lenteur. Même lorsque lui venait l'idée de prendre une mine recueillie, vous aviez le temps de courir dehors et de vider l'eau du bain avant qu'il n'y parvienne. Son visage était très ridé, et dans chaque ride mon père avait logé un souci. De sorte que ce n'était plus vraiment son visage, mais un arbre avec des nids dans toutes les branches. Il devait s'évertuer à maintenir tout cela en place, ce qui lui donnait l'air constamment épuisé. A sept ans, j'ai appris quelque chose sur mon père que j'avais toujours ignoré. Un jour, je lui ai demandé: — Papa, pourquoi es-tu si vieux? En entendant cela, il a haussé les sourcils, qui ont formé comme deux petits parasols à moitié déployés au-dessus de ses yeux. Il a poussé un grand soupir, puis il a dit: — Je ne sais pas. Je me suis tournée vers ma mère, elle m'a lancé un regard signifiant: je t'expliquerai plus tard. Le lendemain, sans dire un mot, elle m'a pris la main et nous avons descendu la colline, en direction du village. Nous avons pris un chemin menant à un cimetière, dans les bois. Elle m'a conduite devant trois tombes, dans un coin, avec trois pieux blancs couverts d'inscriptions. Ces pieux, beaucoup plus grands que moi, portaient des caractères d'un noir sévère, calligraphiés de haut en bas. Toutefois je ne fréquentais pas l'école de notre petit village depuis assez longtemps pour être capable de savoir où commençaient et où finissaient les mots. Ma mère me les a montrés du doigt et a déclaré: — «Natsu, épouse de Sakamoto Minoru.» Sakamoto Minoru était le nom de mon père. — «Morte à vingt-quatre ans, dans la dixneuvième année de l'ère Meiji.» Elle m'a désigné le pieu suivant: «Jinichiro, fils de Sakamoto Minoru, mort à l'âge de six ans, dans la dix- neuvième année de l'ère Meiji», puis le dernier pieu, identique au précédent, hormis le nom, Masao, et l'âge, trois ans. Il me fallut un petit moment pour comprendre que mon père avait déjà été marié, il y avait de ça bien longtemps, et que toute sa famille était décédée. Je revins au cimetière peu après, et je découvris, debout devant ces sépultures, que la tristesse est une chose qui pèse infiniment. Mon corps était deux fois plus lourd qu'une minute auparavant, comme si ces tombes me tiraient vers le bas, vers elles. *** Toute cette eau et tout ce bois auraient dû faire un couple équilibré et engendrer des enfants chez qui les cinq éléments étaient représentés dans des proportions harmonieuses. Ce fut sans doute une surprise pour mes parents de se retrouver avec une enfant de chaque. Car non seulement je ressemblais à ma mère au point d'avoir hérité de ses yeux étranges, mais ma soeur, Satsu, était le portrait craché de mon père. Satsu avait six ans de plus que moi, et bien entendu, étant l'aînée, elle pouvait faire des choses qui m'étaient interdites. Cependant, Satsu possédait une rare qualité: elle donnait l'impression de tout réussir par hasard. Vous lui demandiez, par exemple, de prendre la casserole, sur la cuisinière, et de servir un bol de soupe. Elle le faisait, mais de telle façon qu'on pensait: c'est vraiment une chance que la soupe ait atterri dans le bol! Un jour, elle s'est même coupée avec un poisson. Pas avec un couteau en nettoyant un poisson, non. Elle rapportait du village un poisson enveloppé dans du papier. Comme elle remontait la colline, le poisson a glissé: il est tombé sur sa jambe, et l'une de ses nageoires l'a blessée. Nos parents auraient pu avoir d'autres enfants, outre Satsu et moi, d'autant plus que mon père aurait aimé avoir un fils, qui aurait pu pêcher avec lui. Mais, dans ma septième année, ma mère est tombée gravement malade - sans doute était-ce un cancer des os, bien qu'à l'époque je n'aie pas eu la moindre idée de ce dont elle souffrait. Le seul palliatif de son malaise était le sommeil, dont elle commença à user comme un chat - constamment, donc, à peu de chose près. Au bout de quelques mois, elle dormait presque tout le temps, et ne tarda pas à geindre chaque fois qu'elle était réveillée. Je compris qu'un grand changement s'opérait en elle, mais avec autant d'eau dans sa personnalité, cela ne me parut pas alarmant. Parfois, elle maigrissait en l'espace de deux mois – pour regrossir dans le même laps de temps. Mais, dans ma neuvième année, les os de son visage ont commencé à saillir, et à partir de ce moment-là, elle n'a jamais plus repris de poids. Je n'ai pas compris qu'elle se vidait de son eau, à cause de sa maladie. Tout comme les algues, qui sont naturellement mouillées mais deviennent friables en séchant, ma mère perdait chaque jour un peu de son essence vitale. Puis, un après-midi, alors que j'étais assise sur le sol inégal de notre petite salle à manger, dans la pénombre, et que je chantais pour un criquet trouvé le matin, une voix lança, depuis la porte: — Bonjour! C'est le docteur Miura! Ouvrez-moi! Le docteur Miura venait une fois par semaine dans notre village de pêcheurs. Depuis que ma mère était malade, il se faisait un point d'honneur de grimper jusqu'en haut de la colline pour lui rendre visite. Mon père était à la maison ce jour-là, car un gros orage se préparait. Il était assis sur le sol, à sa place habituelle, les mains glissées dans un filet à poissons, telles deux grandes araignées. Mais il prit le temps de poser son regard sur moi et de lever un doigt: il voulait que j'aille ouvrir. Le docteur Miura était un homme très important - c'était du moins ce que nous pensions, dans notre village. Il avait étudié à Tokyo et savait, disait-on, plus de caractères chinois qu'aucun d'entre nous. Il était bien trop fier pour remarquer une créature comme moi. Quand je lui eus ouvert la porte, il ôta ses chaussures et entra dans la maison sans même m'accorder un regard. — Ah, Sakamoto-san, - dit-il à mon père, j'aimerais bien mener une vie comme la vôtre: en mer toute la journée, à pêcher. C'est merveilleux! Et les jours de mauvais temps, vous vous reposez. Je vois que votre femme dort encore, poursuivit-il. Quel dommage. Je pensais pouvoir l'examiner. — Oh? - dit mon père. — Je ne serai pas là la semaine prochaine. Peut-être pourriez-vous la réveiller? Il fallut un certain temps à mon père pour sortir ses mains du filet, mais finalement il se leva. — Chiyo-chan, - me dit-il, donne une tasse de thé au docteur. Je m'appelais Chiyo, alors. On ne me connaîtrait sous le nom de Sayuri, mon nom de geisha, que bien des années plus tard. Le docteur et mon père allèrent dans l'autre pièce, où ma mère dormait, étendue sur son futon. J'essayai d'écouter à la porte, mais j'entendis seulement ma mère geindre, et pas un mot de ce qu'ils disaient. Je m'occupai en préparant le thé, et bientôt le docteur revint en se frottant les mains, l'air sombre. Mon père sortit à son tour de la chambre. Les deux hommes s'assirent à la table, au centre de la pièce. — Je ne peux plus vous cacher la vérité, Sakamoto- san, déclara le docteur Miura. Il faut que vous alliez voir l'une des femmes du village. Mme Sugi, par exemple. Vous lui demanderez de faire une belle robe neuve pour votre épouse. — Je n'ai pas l'argent, docteur, - dit mon père. — Nous sommes tous très pauvres, ces temps-ci, je sais. Mais vous lui devez bien ça, à votre femme. Ce serait trop triste qu'elle meure dans cette robe en lambeaux. — Alors elle va bientôt mourir? — Elle a peut-être encore quelques semaines à vivre. Mais elle souffre terriblement. La mort sera une délivrance pour elle. A partir de ce moment-là, je n'ai plus entendu leurs voix, car dans mes oreilles battaient les ailes d'un oiseau affolé. Peut-être était-ce mon coeur, je ne sais pas. Avez-vous déjà vu un oiseau enfermé dans le hall d'un temple, cherchant désespérément une issue? Eh bien c'était ainsi que réagissait mon esprit. J'avais cru que ma mère continuerait indéfiniment d'être malade. Je m'étais parfois demandé ce qui arriverait si elle mourait, je l'avoue. Mais cela restait du domaine de l'improbable, comme si un tremblement de terre engloutissait notre maison. La vie pouvait difficilement continuer après un tel événement. — Je pensais que je mourrais le premier, - dit mon père. — Vous êtes vieux, Sakamoto-san. Mais vous êtes en bonne santé. Il pourrait bien vous rester quatre ou cinq ans à vivre. Je vais vous laisser des comprimés, pour votre femme. Vous pouvez lui en donner deux à la fois, si besoin est. Ils parlèrent encore un peu des médicaments, puis le docteur Miura s'en alla. Mon père demeura assis un long moment, sans rien dire, le dos tourné vers moi. Il ne portait pas de chemise, il n'avait sur lui que sa peau, tout affaissée. Plus je le regardais, plus il me semblait former à lui seul un assemblage complexe de textures et de formes. Sa colonne vertébrale était un sentier plein de bosses. Sa tête, avec ses zones décolorées, un fruit gâté. Ses bras des bâtonnets enveloppés de vieux cuir, accrochés à deux boules. Si ma mère mourait, comment pourrais-je continuer à vivre ici avec lui? Je ne voulais pas être séparée de mon père, mais qu'il fut là ou pas, la maison serait tout aussi vide, quand ma mère l'aurait quittée. Finalement mon père prononça mon nom dans un murmure. Je vins m'agenouiller à côté de lui. — Quelque chose de très important, - dit-il. Son visage semblait encore plus affaissé que d'habitude, ses yeux roulaient dans leurs orbites, comme s'il ne les contrôlait plus. Je crus qu'il faisait un effort terrible pour réussir à m'avouer que ma mère allait mourir, mais il me dit seulement: — Descends au village. Ramène de l'encens pour l'autel. Notre minuscule autel bouddhique était posé sur une vieille caisse, près de l'entrée de la cuisine. C'était le seul objet de valeur, dans notre maison ivre. Devant une sculpture approximative d'Amida, le Bouddha du Paradis de l'Ouest, se dressaient de minuscules plaques mortuaires noires, portant les noms bouddhiques de nos ancêtres. — Mais, Père... il n'y avait pas autre chose? J'espérais qu'il répondrait, mais il fît seulement un geste de la main, me signifiant d'y aller.
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